Cahier Didactique

Chagall, à la Russie, aux ânes, et aux autres...

Retour sur l'oeuvre et la vie de l'inclassable peintre d'origine russe, à travers un documentaire qui donne largement la parole à l'artiste lui-même.



FICHE TECHNIQUE
Chagall - A la Russie, aux ânes et aux autres
France - 2003 - 52'
Réalisation : François Lévy-Kuentz
Scénario : François Lévy-Kuentz, Stéphan Lévy-Kuentz
Image : Olivier Raffet
Son : Harrik Maury, Pascal Rousselle
Montage : Nicole Serrès-Chammings
Production : Institut National de l'Audiovisuel
Coproduction : France 3, RMN-Réunion des musées nationaux

"A quinze, seize ans, je ne savais pas qu'avec un crayon on pouvait dessiner... J'ai longtemps cherché une école. J'ai fini par en trouver une. Pour y entrer il fallait avoir du talent, moi je voulais y aller même sans talent."

LE FILM

Celui dont Malraux disait "il est ivre d'images" a profondément participé au renouvellement de l'esthétique du XXe siècle. Le parti pris de ce film est de mettre en évidence l'aspect précurseur de l'œuvre de Chagall. Parallèlement à la scénarisation biographique, apparaissent les grands thèmes symboliques qui, entre imagerie populaire et écriture sacrée, lui sont récurrents. L'accès aux archives privées de Chagall donne une large place aux interventions vivantes de l'artiste qui, dans son atelier de Vence, revient sur son passé et nous livre ses derniers secrets.

Fausse modestie ou vraie pudeur, Marc Chagall n'aimait pas parler de sa peinture, comme il n'appréciait pas qu'on le voie peindre. "Je ne connais pas le métier... Il ne faut pas faire des films sur les artistes, ou alors peut-être sur ceux qui sont déjà dans la terre", se plaît-il à dire, à la fin de sa vie, surpris dans son atelier de Saint-Paul-de-Vence, dans un extrait qui sert d'ouverture au film. Il avait tort, car ce documentaire, construit à partir d'un grand nombre de documents inédits, plonge le spectateur au cœur même de son univers. Chagall ne parle pas souvent directement de "sa" peinture, mais il s'exprime volontiers sur celle des autres... et, surtout, il raconte sa vie, dont on retrouve les épisodes les plus marquants illustrés dans les tableaux soigneusement choisis.

Chagall l'original, le passionné, a peut-être trouvé, malgré lui, une manière détournée de parler de son œuvre. Laquelle est vaste, riche en couleurs, toujours à l'écart des grands courants du XXe siècle, souvent mieux comprise par le public que par la critique. Pour Chagall, tous les chemins mènent à Vitebsk, une des plus importantes communautés juives de la Russie tsariste, où la vie est rude et où l'on parle le yiddish.

Alors qu'il cherche à échapper au ghetto, ses tableaux sont empreints de ses souvenirs d'enfance : "Mon grand-père montait sur le toit pour observer le monde... mon oncle me jouait du violon... papa s'assoupissait à table le soir..." Tout y est représenté de façon psychanalytique.

C'est aussi à Vitebsk que Chagall rencontre Bella Rosenfeld, l'amour de sa vie et sa première muse. En 1923, le couple s'installe à Paris où, grâce notamment à Ambroise Vollard, le peintre voit croître sa renommée. La guerre les oblige à se réfugier à New York où ils sont accueillis par une colonie d'artistes.

Le mythe du juif errant, qu'il a si souvent illustré, devient réalité. Puis, alors que l'on fête la Libération, la mort de Bella le plonge dans le désespoir. De retour en France, il retrouve la force de peindre dans la chaleur et la lumière de l'arrière-pays niçois.

Beatriz Loiseau

Quelques mots du film :

"Faut pas que j'admire Chagall, moi, pas de question d'admiration !"

"Plus on va en avant, plus c'est difficile, jamais des choses faciles, jamais !"

"Je ne voulais pas la réalité ni impressionniste, ni cubiste. Je ne veux pas ça ! Je veux une autre réalité."

"Qu'ils (les cubistes) mangent à leur faim leurs poires carrées sur leurs tables triangulaires..."

"Dès mon enfance, la lecture de la bible m'a rempli de visions sur le destin du monde et m'a inspiré dans mon travail".

"Je vous dis encore une fois, ne regardez jamais comment c'est fait, regardez la chimie".

"J'espère que ça va vous plaire. J'ai travaillé de tout mon cœur."

 

L'ARTISTE

Marc Chagall possède un tempérament fougueux, mystique, volontiers lunaire. Ce juif biélorusse de Vitebsk, qui a passé une partie de sa vie à Paris, ne cessera jamais, au fond, de peindre et repeindre de mémoire, l'univers de son shtetl natal (village en yiddish), et avec quel émerveillement d'adolescent perpétuel ! Et quelle indépendance, dans ce XXe siècle de tous les "ismes" (expressionnisme, cubisme, futurisme, surréalisme).

Rien de vraiment civilisé selon les canons habituels, dans sa peinture. Ses figures lévitent, la tête en bas par-dessus des villes ; les visages volontiers verts, bleus ou rouges, se décollent parfois du corps tels des bilboquets. Des yeux, par instants clos, le semblent sur un songe, à moins qu'ils n'observent en contrebas, d'une prunelle noire cernée de bleu, des scènes de la vie courante. Il y a des animaux (chèvres, cochons, chiens finement silhouettés dans la neige) et des objets en équilibre entre ciel et terre (les samovars à la dérive côtoient des violons ou des cerises jetées par poignées). "Chez Chagall le vivant et l'inerte s'associent", disait Gaston Bachelard. La palette la plus vive domine sur des contours bien marqués : genoux bleus aux mollets pourpres, doigts violets aux paumes jaunes. Aucun détail n'est négligé : il n'est pas rare qu'un petit homme défèque derrière une palissade, dans un coin de la toile. Chagall possède une âme d'enfant têtu doublée d'un joyeux primitivisme. La tradition hassidique dicte son inspiration, tout comme ces musiques éclatantes d'Europe centrale à base de violons et de cuivres.

Durant les années 1910-1914, Marc Chagall est à Paris. Fils aîné de petits-bourgeois (le père travaille comme commis dans un dépôt de harengs, la mère tient l'épicerie familiale) né à Vitebsk, Chagall effectue son premier voyage d'étude en terre étrangère, après avoir suivi les cours de Léon Bakst, le fameux décorateur des Ballets russes. Très vite, il s'installe à la Ruche, près de Montparnasse, repaire d'artistes de tout poil, Léger, Modigliani, Soutine mais aussi Cendrars et Apollinaire. Chagall découvre le cubisme et l'orphisme, le fauvisme, l'expressionnisme. Il ne se francise pas pour autant, prend ce dont il a besoin dans le pot commun et oublie le reste. Il joue avec les formes mais conserve les fermes et villages de son pays natal. Du cubisme, Chagall garde la géométrie paradoxale. Ces ciels déversent des flots de lumière pointue, nuages à angles obtus ou droits.

C'est à Paris que le peintre trouve des solutions pour contourner l'interdit religieux de la représentation, propre au judaïsme. Si l'Ancien Testament condamne toute représentation, car elle pétrifie et idolâtre son sujet, Chagall adapte à ses besoins les formes nouvelles. Il louvoie du pinceau, ose peindre des corps en apesanteur et autres déformations salutaires. Ses univers bancals, parfaitement mouvants, témoignent pour lui. Aucun risque que ses chèvres rouges ne ressemblent un jour au veau d'or. Chez lui, rien de figé, bien au contraire. Les hommes volent au-dessus des villages, tels des "luftmensch", des juifs errants, ou encore des "amoureux", lui et Bella, sa muse, baignant dans la félicité.

Les toiles, remplies à ras bord de maisons, arbres, animaux, n'en sont pas moins lestées d'un "surnaturel" que le poète Apollinaire a le premier su qualifier.

Comment faire rentrer tout un cimetière dans une toile de 87 sur 68,5 cm ? En resserrant tant et si bien les tombes qu'elles semblent bondir les unes sur les autres. Ce sont les Portes du cimetière.

Comment signifier en même temps l'enfant et la parturiente ? En peignant le ventre de la mère en transparence.

Il veut tout dire, tout montrer de ce qui pèse et existe sur la surface du globe. Et si un cochon broute dans un coin du tableau, cette anecdote-là, aussi, vaut bien un trait de pinceau.

Comment témoigner de l'éloignement sans les lois de la perspective ? En faisant gravir par des silhouettes naines des routes trois fois trop grandes. Chagall ne peint-il pas comme il parle yiddish ? Cette langue germanique composite, abrite bien d'autres idiomes. C'est un métissage où le jeu de mot, l'allusion, l'euphémisme, jouent à plein. Une toile montrant un homme couché dans la rue, peut à ce titre être comprise comme une mise en image de l'expression "c'est une rue morte", autrement dit déserte. Le yiddish sert ainsi de métaphore à la production de l'artiste qui, heureusement, ne s'y réduit pas. Chagall n'est pas un peintre littéraire.

En mai 1914, il rentre en Biélorussie. Ce qui ne devait être qu'une escapade se transforme en ancrage, déclaration de guerre oblige. Durant la révolution de 1917, il se range du côté de "l'art de gauche" et souligne, en maintes interventions, "la grande importance de l'éducation artistique du prolétariat". Nommé commissaire du peuple pour les Arts plastiques dans l'ancienne province de Vitebsk, il transforme sa ville en féerie de couleurs pour le premier anniversaire de la Révolution d'Octobre. Il fonde, dans sa ville natale, une école nationale des beaux-arts. L'arrivée de Malevitch comme enseignant, à l'automne 1919 sera source de conflit. Considéré comme moins d'avant-garde que le père du suprématisme, Chagall, soudain boudé par ses élèves, doit démissionner.

Son œuvre, progressivement, tout comme celle de Malevitch d'ailleurs, va être rejetée par un art devenu de plus en plus officiel et réaliste. Il se met alors à s'intéresser au théâtre et brosse de nombreux décors et costumes. On retient, outre ses efforts pour valoriser le répertoire yiddish, sa prédilection pour le blanc. Serait-ce, en sourdine, l'influence inconsciente de l'abstraction (Malevitch encore !) et l'impossibilité de totalement s'y plier ? Le couple, thème essentiel de son œuvre, flotte, quasi absent. Elle et lui notamment, dans l'Amour sur scène (1920), paraissent esquissés au crayon en attendant mieux. La figure persiste donc malgré toute tentative d'effacement.

Le peintre restera en France jusqu'à sa mort en 1985 hormis son séjour aux Etats-Unis durant la Seconde Guerre mondiale. Ce dernier demi-siècle de son œuvre semble plus généralement voué à des contours brumeux. Cela joue aussi pour les traits des visages désormais nimbés de la mélancolie des choses et des êtres qui ne sont plus. Bella avait quitté ce monde en 1944. L'œuvre s'assagit sensiblement. Le bleu se met à dominer sa palette. Soulignons la beauté du projet d'illustration des Fables de La Fontaine. Merveille, exécutée à l'aquarelle et à la gouache. Le feuillage de sous-bois de ces scènes animalières réjouit. La couleur, posée au pinceau léger, brille comme de la paille d'or sur les plumes d'un coq, le poil d'un renard. Les veaux sont maquillés comme des clowns, avec des taches de sang frais.

D'après Muriel Steinmetz (l'Humanité du 01/04/2003)

POUR EN SAVOIR PLUS

A voir

Chagall - Les années russes

de Charles Najman

France - 26' - 1995

Cette vidéo a été faite pour accompagner l'exposition consacrée aux années russes de Chagall. De nombreux extraits des entretiens filmés avec le peintre, sortis des archives de l'INA, nous permettent de le revoir et de l'entendre. Il aborde principalement son amour pour son père et sa mère, son enfance, sa découverte du dessin. Il se souvient de son arrivée à Paris, de son isolement aussi puisqu'il ne faisait pas partie du groupe cubiste qui trouvait que son travail était "trop littéraire", de son amitié avec les Delaunay et Blaise Cendrars.

Disponible au Centre du Film sur l'Art au 02/217.28.92

A lire

Musée national Message biblique Marc Chagall de Jean-Michel Foray et Françoise Rossini-Paquet, Réunion des Musées Nationaux, 2000.

Chagall, Période russe et soviétique, 1907-1922 d'Alexandre Kamenski et Joëlle Aubert-Yong, Edition du Regard.

Ma vie de Marc Chagall, Editions Stock

Marc Chagall y raconte son enfance, sa jeunesse et ses années d'apprentissage jusqu'en 1922.

Ce livre ressemble à ses tableaux. Y passent d'étranges personnages aériens, hors du temps et d'autres, bien concrets, ceux-là, qui nous émeuvent et nous font rire : le rabbin, le grand-père, la petite fiancée, les voisins, les autres peintres avec, en toile de fond, Lénine, Lounatcharski, Trotski... Un ouvrage poétique et tendre, qui échappe au temps.

Francisco Goya ou la lucidité

"Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable."

Baudelaire

FICHE TECHNIQUE
Francisco Goya ou la lucidité
FRANCE - 2001 - 26 min
Réalisation : Jean-Paul Fargier
Scénario : Jean-Paul Fargier
Image : Jean-Michel Gautreau
Montage : Sandra Paugam
Musique : Pedro Soler
Production : Lapsus, la Cinquième, Le Musée du Louvre, La Réunion des Musées Nationaux.

LE FILM

Ponctué par de belles images d'une Espagne ensoleillée, le film suit les traces du peintre Goya, de Saragosse à Madrid, de Madrid à Bordeaux. Jean-Paul Fargier cherche à capter qui était véritablement non pas l'homme, mais le peintre. Le réalisateur s'interroge sur cette dualité qui semble caractériser Goya. Qui est Goya ? Un peintre de cour, relativement classique et conventionnel, ou bien un peintre moderne donnant une image réaliste et crue de la réalité ? Est-il simplement le peintre officiel du roi, ou celui qui, dans Les caprices, affirme ses opinions libérales et veut ainsi lutter contre l'obscurantisme et les superstitions ?

La lumière et les couleurs particulières des toiles, qui sont aussi celles de l'Espagne avec sa corrida, ses paysans et ses femmes, éclairent le film et le propos. Le commentaire intelligent et lyrique, ainsi que la mise en scène, laissent la part belle aux tableaux, de même que les silences en donnent toute leur intensité. Ce récit d'une métamorphose, due peut-être à l'accident dont fut victime Goya et qui entraîna sa perte de l'ouïe, nous propose l'itinéraire d'un peintre résolument moderne, et même ses portraits de cour sans complaisance nous montrent tout le caractère d'une peinture riche et forte.

La dualité n'est donc qu'apparence : il n'y a qu'un seul Goya, un peintre de génie, qui a su donner vie à ses toiles, et proposer toute la profondeur de sa vision.

Critique

par Jacqueline Aubenas in Catalogue du Centre du Film sur l'Art

Un film de Jean-Paul Fargier plus proche du didactisme que de l'expérimental. Si la structure et la facture sont très classiques avec un suivi biographique précis et un parcours/catalogue souvent en plan fixe de ses tableaux majeurs, ce balayage très "histoire de l'art" est ranimé par une interrogation majeure : pourquoi et quand Goya, peintre de la chambre du roi, portraitiste de la cour et de la noblesse, faiseur de cartons de tapisserie pleins de couleur et de fraîcheur, de bonheur et de vie privilégiée est-il devenu ce témoin féroce des "désastres de la guerre", des injustices de la société, des horreurs de l'Inquisition, bref cet artiste sombre et violent, témoin implacable des atrocités de son temps et initiateur de la peinture moderne ? Le cinéaste suggère deux pistes. Celle qu'on peut lire dans l'évolution de ses auto-portraits qui passent de la joliesse lisse à la facture tourmentée et sauvage, et celle plus existentielle d'un accident qui, à l'âge de 47 ans, a failli lui ôter la vie et ne l'a privé "que" de l'ouïe. Ce peintre qui n'était plus que regard, a vu la cruauté et la bêtise, l'arrogance et la souffrance et a décidé d'en témoigner jusqu'à ce que mort s'en suive, à un âge avancé à Bordeaux, exilé des fastes de la cour d'Espagne et de leur redoutable ressentiment.

Une voix off raconte comme un livre lu. Les images des tableaux, des dessins ou des gravures illustrent ce commentaire, et des inserts des visages et des paysages de l'Espagne contemporaine viennent couper et actualiser les ou la vision de Goya.

Quelques mots du film....

L'ARTISTE

Francisco Goya y Lucientes

Peintre et graveur espagnol (Fuendetodos, 1746 - Bordeaux, 1828).

De Saragosse à Madrid

Né le 30 mars 1746 à Fuendetodos, village proche de Saragosse, où son père est maître doreur, Francisco de Goya y Lucientes entre probablement vers douze ans dans l'atelier du peintre Juan Ramírez, et fréquente ensuite celui de José Luzán.

À dix-sept ans, Goya part pour Madrid, où il concourt pour une bourse de l'académie San Fernando : premier échec, suivi d'un autre, trois ans plus tard. Goya fait alors le traditionnel voyage à Rome. En 1771, de retour à Saragosse, il reçoit une commande d'importance : la décoration d'un plafond de la basilique Nuestra Señora del Pilar. L'année suivante, il exécute des peintures pour la chartreuse d'Aula Dei. Sept vastes compositions habillent les murs de l'église. Les figures monumentales modelées par larges plans lumineux se dressent dans un espace projeté vers le spectateur. Toutes les scènes, tirées de l'Évangile selon saint Luc, s'animent avec une simplicité de moyens qui annonce déjà les œuvres de la maturité.

 En 1774, Goya retourne à Madrid, où le frère de sa femme Josefa, Francisco Bayeu, est un peintre en vue. L'Espagne voit alors s'affronter deux esthétiques, celle de Mengs, chantre du néoclassicisme, et celle de Tiepolo. Tant le génie inventif de Tiepolo, qui déstructure et recrée l'espace par le mouvement de la lumière, que le rationalisme et l'intellectualisme de Mengs influenceront Goya. Raphaël Mengs et Francisco Bayeu lui obtiennent des commandes pour la Manufacture royale de Santa Bárbara. C'est ainsi que, en dix-huit ans, Goya produira trois séries de cartons de tapisserie, dont il domine peu à peu les impératifs techniques, en même temps qu'il se dégage des influences italiennes. Les scènes populaires, la chasse, la pêche sont les sujets de ces huiles, appréciées par le roi. Cette activité au profit de la Manufacture est mal rémunérée, et Goya poursuit parallèlement une carrière de portraitiste, dont le succès étonne parfois. À une première série marquée par la contrainte et la raideur des poses et de la composition, mais déjà empreinte d'une inquiétante pénétration psychologique, fait suite une seconde, caractérisée par une vie et une maîtrise technique novatrice uniques. Il est nommé peintre de la Chambre du roi en 1789. Entre-temps, toujours grâce à son beau-frère, il a été élu membre titulaire de l'académie San Fernando.

Les épreuves et l'exil

Le travail intense et régulier de Goya est interrompu en 1792 par une longue et grave maladie. Devenu sourd, il se lance dans une série de "tableaux de cabinet", qui lui permettent de satisfaire sa fantaisie et son imagination plus que les "travaux sur commande, où le caprice et l'invention ne peuvent être développés". En 1795, Goya est nommé directeur de l'Académie de peinture. Deux ans plus tard, son infirmité l'empêche d'exercer sa fonction. Toutefois, il conservera le titre de directeur honoraire. C'est aussi en 1795 qu'il fait le premier portrait de la duchesse d'Albe. Même s'il est vraisemblable que Goya tomba amoureux de son modèle, rien n'atteste l'intimité que récits romanesques et interprétations tendancieuses de certains dessins leur ont prêtée, ni que la duchesse posa pour La maja desnuda et La maja vestida.

 Alors que le peintre jouit de l'estime des ducs d'Osuna, qui lui commandent une série de petits tableaux, Goya entreprend en 1798 la décoration de l'église La Ermita de San Antonio de la Florida, à Madrid. C'est une esthétique déjà romantique qui préside à la composition, où s'allient le beau et le monstrueux, en une œuvre de synthèse et de transition, l'un des sommets du génie novateur de Goya, qui, enfermé dans sa surdité, laisse désormais libre cours à ce qui lui paraît être l'essentiel : la vérité et la nature &endash; celles de l'homme.

 En 1799 paraît le recueil des 80 planches des Caprices, préfiguré dès 1796 par deux "albums de Sanlúcar", réunissant des lavis à l'encre de Chine. Les deux derniers tiers des Caprices sont accompagnés de légendes écrites de la main du peintre, pour qui cette série constitue un recueil de pensées illustrées : attentif à la réalité qui l'entoure, ouvert aux univers oniriques, il donne à ces proverbes et dictons populaires une dimension universelle, et exprime à travers eux sa révolte contre la superstition et l'inutile méchanceté de son temps. La folie, le fanatisme, la sorcellerie, qui affleurent déjà dans la fresque de la chapelle de San Antonio de la Florida en 1798, deviennent dans ses eaux-fortes l'objet d'une dénonciation violente. Son Saint François Borgia assistant un moribond s'inscrit dans cette recherche d'une liberté totale du rendu de la réalité intérieure ou spirituelle, qui trouve ses racines dans les traditions médiévales. Mais l'Inquisition veille, et Goya n'y échappe que parce qu'il a cédé au roi, en 1803, les 80 cuivres et la plus grande partie des 267 exemplaires invendus.

 Les années 1800-1808 sont marquées par la guerre et l'occupation française. Le Goya libéral, qui voit d'un œil favorable l'introduction de réformes politiques, même par des moyens extérieurs, est choqué par les violences et les exactions de l'armée française. Pourtant il reste dans le camp des "afrancesados" et demeure à Madrid, dans l'orbe de Joseph Ier, placé sur le trône d'Espagne par Napoléon. Il poursuit son activité de portraitiste et réalise, de 1805 à 1810, plusieurs natures mortes, dont une inquiétante Tête de mouton. C'est à cette époque qu'il entreprend les 82 planches des Désastres de la guerre. En 1813, le traité de Valençay met fin à la guerre. L'année suivante, Goya peint El dos de mayo, ou l'Attaque contre les mamelouks à la Puerta del Sol, et El tres de mayo, ou les Fusillades de la Moncloa, tout en reprenant sa place à l'Académie et auprès du roi. L'attitude ambiguë de Goya incarne cette Espagne meurtrie et divisée qui accueille Ferdinand VII en "sauveur". Celui-ci rétablit le tribunal de l'Inquisition, qui &endash; avant de disparaître définitivement en 1820 &endash; procédera à une brutale et arbitraire épuration dans le milieu de l'opposition libérale.

 En 1819, Goya achète, non loin de Madrid, une maison de campagne qui deviendra la "maison du Sourd", refuge et espace de liberté créatrice où son invention thématique et technique s'exprimera, et où il réalisera, probablement en 1821-1822, ses peintures "noires". Mais la politique répressive de Ferdinand VII attise les luttes fratricides et éloigne davantage Goya de la vie publique, tandis que son fils unique, qui a exigé l'exécution du testament après la mort de Josefa, récupère la maison de Carabanchel que le peintre vient d'acheter et de décorer en y mettant le plus intime de lui-même. En 1824, il rejoint tous ses amis exilés en France, sous le prétexte officiel de prendre les eaux à Plombières. Ayant obtenu un congé du roi et le maintien de sa pension, Goya vivra ses dernières années en compagnie de Leocadia Weiss, une cousine de sa femme, à Bordeaux.

 L'esquisse au crayon représentant un vieillard chenu courbé sur des cannes, avec la légende "Aún aprendo" ("J'apprends encore"), est emblématique du Goya exilé : à soixante-treize ans, il découvre le tout nouveau procédé de la lithographie, entreprend sa série sur la tauromachie, dont la première édition ne sera publiée qu'en 1855, et réalise une série de petits tableaux et de miniatures sur ivoire. À quatre-vingt-un ans, il fait preuve avec la Laitière de Bordeaux d'un esprit de recherche qui l'habitera jusqu'à sa mort, en avril 1828.

Un art qui échappe aux normes

Malgré un apprentissage en atelier, Goya est en réalité un autodidacte, et les moyens traditionnels de la peinture restent impuissants à traduire ce qu'il a à exprimer. La jeunesse et les premières années madrilènes de ce peintre qui ne se reconnaît que trois maîtres, Vélasquez, Rembrandt et la nature, ressemblent plus à une longue maturation intérieure stimulée par les modèles qui s'offrent à lui qu'à un véritable apprentissage. Cette impression est confortée par un procès-verbal de l'académie San Fernando, en 1792 : "M. Goya est contre toute soumission servile et scolaire, contre les procédés mécaniques."

 L'originalité et la puissance de Goya, qui s'affirment dès 1771 dans le Rêve de saint Joseph et la Visitation, s'expriment à travers tous les champs de la peinture : dans le domaine de la composition, où la présence monumentale des personnages s'impose avec force, préfigurant, avec ses Majas au balcon, les audaces d'un Manet; dans le domaine du dessin, où le trait s'efface pour faire place aux formes animées par la couleur et les masses d'ombre; dans celui enfin des thèmes, avec l'irruption audacieuse de l'au-delà ou la transmutation de sujets aussi classiques que le portrait officiel ou le nu féminin.

 Goya atteint une intensité dramatique unique en réduisant sa gamme de couleurs, en faisant un usage intense du noir et en combinant l'emploi du pinceau et de la spatule à celui du roseau.  

Goya poursuivra son travail sur les textures jusqu'en 1827. Par des formes simplifiées, sculptées par la lumière et par l'alchimie des pâtes et des couleurs, il atteint ce qu'il considère comme les fins de la peinture : la vérité et la nature profondes de l'homme.

Données encyclopédiques, Hachette

LE REALISATEUR

Jean-Paul Fargier

Vidéaste, écrivain, critique et professeur, Jean-Paul Fargier a publié plusieurs romans et essais. Il va surtout faire se rencontrer la télévision et le cinéma d'auteur, transformant les films de commande en œuvres de recherche. Il a signé de nombreux documentaires sur des sujets littéraires, artistiques, philosophiques et scientifiques, en cassant les stéréotypes de l'information attendue au profit d'interrogations plus personnelles et d'angles d'approche où les données théoriques sont fictionnalisées et dramatisées par tout ce que la vidéo apporte à l'image : le jeu de la fragmentation, de la superposition, bref de l'ironie inattendue des rencontres et d'une érudition aussi sérieuse que désinvolte.

 

POUR EN SAVOIR PLUS...

A voir absolument

Goya in Bordeos

Réalisé par Carlos Saura

Goya : Francisco Rabal

Leocadia : Eulalia Ramon

Rosario : Dafne Fernandez

Goya in Bordeos s'attarde sur les derniers jours du peintre, qui, âgé de 82 ans, vit dans le Bordeaux de 1828 avec sa dernière femme Leocadia et surtout sa fille de 12 ans, Rosario. Saura utilise celle-ci comme fil conducteur de l'histoire, Goya l'abreuvant, à travers une série de flashbacks, d'histoires sur sa vie, ses amours, les intrigues politiques de la cour espagnole et bien évidemment sur l'art qui rassemble ses trois thèmes.

A lire

E. LAMBERT, Goya. L'œuvre gravé, Paris, 1948.

E. LAFUENTE FERRARI, Goya. Gravures et lithographies. Oeuvre complète, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1961.

A. DIETERICH, Goya. Dessins, Paris, Chêne, 1975.

E. BENEZIT, Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, Paris, Librairie Gründ, 1976, tome V, p. 140-145.

T. HARRIS, Goya. Engravings and Lithographs, San Francisco, Alan Wofsy Fine Arts, 1983.

 

Cahier didactique réalisé par Sarah Pialeprat 

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